Positive Friction encourages an alternative design practice in order to restore human agency within online spaces. We stand for a frictional digital experience in order to explore unprecedented creative routes to escape the flaws of standardized design.
Through the recent development of web technologies, ‘digital’ became synonymous with accessibility. Design standards have been established, focusing on ‘user experience best practices’ and ‘seamless interactions’ (cf. Human Interface Guidelines by Apple https://developer.apple.com/design/human-interface-guidelines/platforms/designing-for-ios#best-practices. While serving efficiency, this approach drained the online world from the roughness of emotions and one-of-a-kind memorable experiences.
For those in the design world, these guidelines have deprived us from our ability to invent new forms. For users, they have led to an emotionless experience –if not abuse– when these methods, intended to provoke addiction, are nurtured by a misuse of human behavioral studies (cf. Hooked: How to Build Habit-Forming Products by Nir Eyal, 2014).
Seamless interfaces can be necessary when interacting with some services and tools, but this pursuit of effectiveness shouldn’t be the only way to design. Otherwise, we might remain in a barren world, left without any possibility for creativity and experimentation. When navigating a space designed not to make me think, how can I experience anything or feel any emotion? (cf. Don't Make Me Think, Revisited: A Common Sense Approach to Web Usability by Steve Krug, 2013).
As philosopher Pierre-Damien Huygues said, ‘The phrase being moved used to mean being lifted out of calmness. Why would one want this today? In the absence of emotion, a sense of calm would leave someone feeling perfectly untouched, perhaps protected from trouble — yet, lifeless. Who would want this for their life — a calm that is never disturbed?’
By disobeying the digital design standards, we find room to explore new possibilities. We create surprise and we dive into the undiscovered. Refusing these guidelines, we design new spaces within which new narratives can occur, that people should take time to discover and understand. By doing so, we create a relationship with our welcomed visitors rather than creating flows to guide emotionless users.
Kim Lê Boutin
October 19, 2022
References:
*Positive Friction™️ is a EUIPO Trade mark owned by Kim Boutin Studio SAS (Paris, 75012)
*Load More™️ is a EUIPO Trade mark owned by Kim Boutin Studio SAS (Paris, 75012)
Dans le champ du design numérique, l’idée de friction a mauvaise presse. Lorsque l’on conçoit une interface digitale, l’expérience proposée est tenue garantir une certaine fluidité afin de faciliter l’utilisation des produits digitaux, de les rendre aussi « intuitifs » que possible. Dans ce texte, je propose l’idée d’une friction qui puisse être positive, en tant qu’elle permettrait de ramener l’émotion au sein du design interactif, au sens rappelé par Pierre-Damien Huygues : « faire sortir du calme » 1. Pour illustrer l’intérêt d’utiliser la friction pour ramener l’émotion et « susciter la conscience » 2, je m’appuierai sur le récit d’une expérience au festival d’art contemporain de Setouchi (Japon), dont l’accessibilité difficile favorise une prise de conscience et une attention profonde.
Le numérique produit tant d’effets dans nos vies qu’il semble aujourd’hui suranné de continuer de penser le monde en séparant « monde digital » et « monde physique ». 3 La majeure partie du temps, nous entrons en interaction avec le numérique au travers d’interfaces, désormais essentiellement celles des smartphones. Bien que l’omniprésence de ces écrans dans nos quotidiens soit assez récente 4, la production des interfaces utilisateur.trice fait l’objet d’une conception graphique d’ores et déjà codifiée.
Lorsque l’on pratique le design graphique digital, on apprend à maîtriser ces codes qui visent à garantir la fluidité de la navigation. Ces standards du design numérique se sont largement imposés depuis l’essor des applications mobiles, auxquelles nous accédons à travers les répertoires d’Apple et Google (respectivement l’App Store et le Google Play).
Pour soumettre une application sur l’une des plateformes, il est nécessaire que le logiciel soit « approuvé » par le diffuseur en question. Celui-ci vérifie bien entendu que le projet ne comporte pas de bug ni de contenus à caractère sexuel ou violent. Mais si l’on visite la page « Examen des applications » 5 d’Apple qui documente les « guidelines » pour faciliter l’approbation de son application, c’est avant tout la question du design qui mise en avant.
À cet égard, Apple fournit une documentation des « Human Interface Guidelines », (littéralement « instructions pour concevoir les interfaces destinées aux humains ») qui décrivent la marche à suivre pour créer une interface et faciliter son approbation sur l’App Store. Le premier grand principe érigé est la « clarté de l’interface » : il s’agit de garantir la lisibilité, notamment par la taille des polices de caractère ou la précision des pictogrammes, et de mettre en avant les fonctionnalités. L’interface se doit de « subtilement mettre en évidence le contenu ». En second, la « déférence » : Apple nous encourage à privilégier des mouvements « fluides » et une interface « nette ». Il est indiqué qu’une « belle interface permet aux utilisateur.trices de comprendre et d’interagir avec le contenu sans le compromettre » (« beautiful interface help people understand and interact with content while never competing with it »).
En somme, le design recommandé doit être clair, fluide, facile d’utilisation. Dans le champ lexical du design d’interface, on parle de « frictionless design » : « le design sans friction garantit des expériences simples, pratiques et rapides. Il permet ainsi aux utilisateurs d’accomplir des tâches avec le moins d’effort et de capacités cognitives possible. » 6 On cherche à rendre ces interactions aussi « smooth » que possible : c’est-à-dire lisses, douces, aplanies, afin que l’utilisateur.trice n’ait plus besoin de réfléchir pour naviguer.
Sur le fournisseur de logiciel e-commerce Shopify (l’un des logiciels les plus populaires aujourd’hui pour créer des sites marchands), un article décrit comment créer une expérience sans friction, et un parcours utilisateur smooth. 7 D’après l’auteur, le Frictionless design permet de ne pas « frustrer l’utilisateur.trice ». Il serait en effet nécessaire de ne pas les faire « travailler trop dur », sous peine de voir son produit remplacé par une alternative plus user-friendly. Dans cet article, l’idée d’une friction positive dans les interfaces est évoquée, mais ne concernerait que les jeux vidéos (qui ont besoin de la friction pour créer des défis stimulants), ou bien les messages d’alertes qui permettraient à l’utilisateur.trice d’éviter toute erreur (« Êtes-vous sûr.e de vouloir supprimer ce fichier ? Cette action est irréversible. »). Afin d’éviter la friction négative, il estnécessaire de procéder à toutes sortes de tests utilisateurs pour vérifier que l’interface est claire, que l’utilisateur.trice n’aura pas besoin de trop réfléchir pour l’utiliser.
Dans son ouvrage Addiction by design 8, l’anthropologue Nathasha Dow Schüll décrit comment, dans les années 90, le design des machines à sous a été revu afin d’augmenter les profits dans les casinos en favorisant l’addiction des joueur.euses. Les machines à sous cumulent certaines propriétés qui favorisent l’addiction : la solitude du joueur, la rapidité du jeu et sa continuité. Ce sont aussi ces facteurs que l’on cherche à mettre à profit à travers le design d’interface frictionless et les enjeux d’addiction aux écrans sont aujourd’hui connus 9.
Dans son ouvrage Travailler pour nous : à quoi tient le design, le philosophe Pierre Damien Huygues soutient l’idée que « le design aurait globalement [...] cette tâche, soustraire l’expérience technique à l’uniformité – à l’inertie – dont elle est passible et qui ne peut se souffrir que dans la passivité de la réception » 10.
Il semble donc que le design numérique, tel qu’il est conçu aujourd’hui, déroge tout à fait à cette proposition – voire même qu’au contraire, il cherche à tendre vers l’uniformité et à provoquer une forme d’inertie par la recherche d’une absence de toute friction. D’une certaine manière, cette façon d’aborder le design numérique participe grandement aux problématiques liées à l’économie de l’attention. Et en effet, Pierre-Damien Huygues pose cette question : « Quel humain voudrait, pour sa vie, d'un tel calme jamais ému ? » 11. Ce que nous ressentons aujourd’hui, dépourvus de toute émotion lorsque nous naviguons sur ces interfaces, c’est ce calme sans friction qui nous est imposé pour favoriser des expériences « intuitives », dont l’utilisation devrait nous sembler facile et claire. Toutefois, Huygues soutient que « l'adoption [...] est d'abord suscitée par la présence particulière alentour d'un être que l'on n'a pas soi-même causé mais qui suscite la conscience. » 12
La friction ne pourrait-elle pas nous permettre de « susciter les consciences » des utilisateurs-trices ?
Au Japon, dans la mer intérieure de Seto, se tient tous les trois ans un festival international d’art contemporain. La première édition de la triennale de Setouchi a eu lieu entre octobre et juillet 2010, inaugurant alors le musée d’Art de l’île Teshima. Ce projet artistique fut développé par le millionaire japonais Soichiro Fukutake, hériter du groupe Benesse. Originaire de la région, son l’ambition était de redonner vie aux îles à travers l’art, car comme bien d’autres régions du Japon, cette partie du pays fut peu à peu délaissée de ses habitants suite à l’effondrement industriel japonais.
Puisqu’il s’agit d’une triennale, voir les œuvres n’est pas chose aisée : en 2022, le festival célèbre sa cinquième édition. Le reste du temps, les îles sont fermées au public afin de les préserver d’un tourisme trop massif. La première œuvre inaugurée, Matrix, a été créée par l’artiste Rei Naito en collaboration avec l’architecte Ryue Nishizawa. L’accès à la pièce est limité en nombre de visiteur.trices afin de garantir l’expérience de l’installation. Il est également demandé aux visiteur.trices de se déchausser, et la prise de photo comme l’usage de smartphones sont proscrits. Bien que déstabilisantes de prime abord, ces contraintes permettent finalement aux spectateur.trices de se préparer à recevoir l’œuvre a priori pendant leur attente, puis à en faire une expérience « sensationelle » au sens entendu par Francis Ponge 13. Matrix est installée sous une voûte en béton, comportant une ouverture ovale qui donne vue sur le ciel. En entrant, le.la visiteur.trice est invité.e à avancer dans l’espace avec précaution. Par terre, on remarque de petites flaques d’eau, et de minuscules objets en céramique qui jonchent le sol. Chaque visiteur.trice finit par s’assoir, focalisant son attention sur ces éléments. On s’aperçoit peu à peu que des gouttes d’eau émanent lentement du béton, puis par capillarité se déplacent le long de la surface, pour finir par disparaitre. Puisqu’il est interdit de prendre des photos, les seules images diffusées du lieu sont les visuels officiels produits par le festival, et aucun d’entre eux ne donne à voir le détail de cette expérience. Lorsque vient notre tour de pénétrer dans cet espace, les sens s’éveillent pour inscrire la mémoire : on ne pourra compter que sur eux pour s’en souvenir.
Toute la friction imposée pour pouvoir faire l’expérience de cette œuvre (la triennale qui la rend parfois complètement inaccessible, la jauge de spectateurs provoquant une attente inévitable, l’interdiction de prendre des photos et l’injonction de respecter le silence) participe ainsi grandement à « susciter la conscience ».
Il semble intéressant de s’inspirer de cette expérience pour la création d’interface. Si nous parvenons à ramener de la friction à cet endroit et à s’affranchir des codes, nous pourrons à la fois échapper aux répercussions de ces standards et ramener la « mise en mouvement » comme la conscience que devraient provoquer le design selon Pierre-Damien Huygues.
La friction pourrait donc être envisagée à la fois comme une possibilité d’émouvoir, et aussi comme une solution possible afin d’éviter les nombreux phénomènes délétères provoqués par les interfaces telles qu’elles sont conçues aujourd’hui. Par exemple, la friction n’induirait pas les troubles attentionnels aujourd’hui trop souvent suscités par les interfaces. La friction pourrait ainsi s’avérer être un moyen de déjouer les dark patterns (parfois traduit par « pièges à utilisateurs » ou « interface truquée ») qui sont des mécaniques de design conçues pour manipuler les utilisateur.trices, afin de les amener à faire des actions contre leur gré (par exemple, souscrire à une offre payante sans s’en apercevoir).
Dans son ouvrage Glitch Feminism 14, l’auteure Legacy Russell invite à une ré- appropriation de l’espace cybernétique en tant qu’utilisateur.trices. Le manifeste propose de s’emparer du concept de « glitch-as-error » : provoquer des anomalies dans un système capitaliste normalisant et excluant afin de le démanteler de l’intérieur : « Le glitch feminism est dissident, il repousse le capitalisme. En tant que féministes du glitch, telle est notre politique : nous refusons d'être déterminé.e.s selon la ligne hégémonique du corps binaire. Cette erreur préméditée incite la violente machine socioculturelle à hoqueter, soupirer, frémir et à faire tampon. Nous désirons un nouveau cadre et pour ce cadre, nous voulons une nouvelle peau. Le monde virtuel fournit un espace potentiel où cela peut se produire. » 15 La friction pourrait ainsi être l’un des moyens d’actions du glitch, en provoquant l’erreur, l’inattendu, compromettant ainsi l’espace cybernétique normalisé et sous contrôle.
Kim Lê Boutin,
15 décembre 2021
Rédigé dans le cadre du séminaire Écologies des Techniques, dirigé par François-David Sebbah & Anne Alombert
Master Arts, Technologie, Création, Université Paris Nanterre.
Notes:
1 Pierre-Damien Huygues, Travailler pour nous : à quoi tient le design (De l’incidence éditeur, 2020, p. 82-85).
2 Ibid.
3 Stéphane Vial, La fin des frontières entre réel et virtuel : vers le monisme numérique (2017).
4 Le premier iPhone date de 2007.
5 Source : App Review sur le site apple.com. Lien : https://developer.apple.com/app-store/review/
6 « In short, frictionless design generates experiences that are simple, convenient, and fast. Thus allowing users to accomplish tasks using minimal cognition and effort. » Source : Sarah Cupples, Frictionless design, frictionless racism (UX Collective, 2021). Lien : https://uxdesign.cc/frictionless-racism-1097022d07f8
7 « Frictionless Experience: How to Create Smooth User Flows » (Nick Babich, 2018). Lien : https:// www.shopify.com/partners/blog/user-flow
8 Natasha Dow Schüll, Addiction by Design (Princeton University Press, 2012).
9 Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge: Petit traité sur le marché de l'attention (Grasset, 2019).
10, 11, 12 Ibid.
13 Francis Ponge, Le parti pris des choses. L’Orange (Gallimard, 1967).
14 Legacy Russel, Glitch Feminism. A Manifesto. (Verso Books, 2020).
15 Ibid p. 11. « Glitch feminism dissents, pushes back against capitalism. As glitch feminists, this is our politic: we refuse to be hewn to the hegemonic line of binary body. This calculated failure prompts the violent socio-cultural machine to hiccup, sigh, shudder, buffer. We want a new framework and for this framework, we want new skin. The digital world provides a potential space where this can play out. »